Une scène des Mostri de Dino Risi montre Vittorio Gassman quitter la cabane dans laquelle il vit avec femme et enfants, planté sur le terrain vague des nouvelles banlieues romaines. Il marche sur un sentier naturel puis s’enfonce dans un passage sous terrain, un passage en béton, il n’y a que de grandes marches s’enfonçant entre des murs de soutènement. La lumière crénelle de son ombre portée chaque marche pour finir sur le mur d’en face. Il n’y a rien d’autre. Le gros-œuvre aura suffi. Et l’ombre du comédien disparait sous la voute.
Cette scène m’a rappelé mes séances de contemplation de l’escalier qui servait de toiture à la Casa Malaparte. Je sautais alors par-dessus le grillage qui clôturait la villa et je restais assis là, écrivant, dessinant, traduisant à l’époque – j’étais traducteur alors – c’était une sorte de négatif du passage souterrain, il n’y avait heureusement rien qui bordait l’escalier, l’effet brutaliste était assuré. L’effet formel. Savez-vous que les ponts de Venise ne possédait parfois pas de garde-corps ? Et savez-vous pourquoi ?
C’est qu’un noble vénitien n’avait pas à accrocher son corps de ses mains à une quelconque rambarde pour pouvoir traverser. Non. L’élégance de sa démarche devait s’associer la sûreté de son pas pour accéder à son palais. Voilà toute l’affaire. Et bientôt trente ans que je fais aussi l’architecte. Ou ne le fais-je qu’à petits pas ?
Car lorsqu’il s’agit de dessiner un escalier pour un bâtiment public qui devra en outre accueillir du public, toute sorte de public, de toute mobilité, outre le fait qu’il me faille dessiner une marche dont la somme du double de la hauteur par la profondeur du giron doit mesurer soixante-quatre centimètre pour une profondeur de vingt-huit centimètres, il faudra encore que la volée ne dépasse pas douze marches et si plus de trois personne le traverse à la fois, - on parle alors d’unités de passage, selon un module ordonné en 90, 140, 210… - il faudra alors que j’installe sur son autre bord un autre garde-corps, lequel ne devra pas faire moins de cent centimètre et proposer des sous-lisses dont l’écartement ne fera pas plus de onze centimètres afin qu’un enfant n’y loge pas sa tête, neuf centimètres pour la lisse basse. Ai-je prévu la rampe pour la personne à mobilité réduite ? Celle-ci ne devra pas avoir une pente supérieure à cinq pourcents pour une longueur d’au maximum huit mètres, et huit pourcents seront tolérés pour une longueur de cinq mètres au plus, il faudra par ailleurs que le palier propose une rotation de cent cinquante centimètres et je devrai rajouter des bandes podotactiles sur les marches, pour les mal voyants et de couleurs sans doute. Je devrais y associer un rail de guidage au sol pour la canne des non-voyants.
Le massacre se poursuivra sur la totalité du bâtiment dont le formalisme n’exprimera plus que la sommes des normes et standards du code de la construction et du code du travail. L’architecture aujourd’hui n’est souvent que la somme arrangée de l’horreur normative. On peut alors rêver de ce qui faisait d’elle autrefois un art formel. Il reste le privé. L’architecture est un art qui a un pied public et un pied privé, et c’est là tout son drame. Il n’y a plus que son intérieur qui soit encore privé, c’est-à-dire libre de tout (et encore). Voilà qui pourrait aussi servir de philosophie personnelle…
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